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Les chemins de la culture

Philosophie, économie, politique, littérature, la culture rendue accessible à tous

Petit cours de philosophie - Chapitre IX - La sagesse et la révolte sont-elles opposables ou conciliables ?

La-sagesse-et-la-revolte.jpgOn a souvent pour habitude d’opposer la sagesse et la révolte. La première est généralement considérée comme l’expression de la stabilité et représentée dans l’imaginaire collectif comme une attitude calme, empreinte de sérénité. A l’inverse, la révolte est identifiée comme une action destinée à renverser ce qui est établi pour l’installation d’un nouveau modèle social, ou d’un point de vue personnel pour s’engager dans une existence nouvelle. La révolte est aussi associée à la violence ou à une tension, lesquelles ne sont pas que physiques, ce qui contraste avec la quiétude que l’on prête volontiers au sage. Cependant, la sagesse et la révolte sont-elle strictement opposables ? Seraient-elles même ennemies ? Ou bien présentent-elles l’une vis à de l’autre une proximité implicite, soit la révolte comme voie vers la sagesse, ou la sagesse comme détonateur d’une révolte, ou bien encore les deux à la fois ? Plaçons le débat dans le contexte actuel en présentant dans une première partie ce qu’est la révolte de nos jours, puis attachons-nous à distinguer ce qui peut lier la sagesse et la révolte, si lien il y a.


La révolte aujourd’hui


La postmodernité se caractérise par un phénomène de masse qui est l’emprise de la consommation dans toutes les couches sociales. La consommation n’a pas de portée idéologique. Son seul projet est de vendre tout ce qui peut être vendu, selon une logique de croissance des bénéfices. Ceci s’est traduit par une augmentation du confort des ménages, ce qui permet à ceux qui en disposent de persévérer plus aisément et plus longtemps dans leur être. Mais cette persévérance n’est que d’ordre physique, elle répond à des aspirations sensitives et s’accorde avec le plaisir sensuel. Notre ère se consacre de plus en plus à l’hédonisme individuel, lequel s’appuie sur des médias qui le légitime en tant que voie au bonheur. L’aisance matérielle crée ainsi les conditions d’un individualisme de plus en plus revendiqué et qui s’écarte de l’esprit de révolte. La consommation agit comme un rouleau-compresseur, en normalisant tout ce qui se présente sur son passage, et ainsi annihile toute critique structurelle. Son succès est suffisamment grand pour que l’on puisse aujourd’hui se poser la question suivante : se révolter peut-être, mais envers quoi ? Contre qui ? Une majorité confortablement installée n’aspire pas à bouleverser ce qui lui fournit sécurité et commodité. Tout au plus des sauts d’humeur peuvent apparaître, mais ils ne sont pas suffisamment représentatifs pour constituer un projet révolutionnaire. Aldous Huxley, écrivain britannique du XXème siècle et auteur de Le meilleur des mondes, dont la citation suivante est extraite, décrit cette relation inverse entre la stabilité et la révolte : « On ne peut pas faire des tacots sans acier, et l’on ne peut faire de tragédies sans instabilité sociale. Le monde est stable, à présent. Les gens sont heureux ; ils obtiennent ce qu’ils veulent, et ils ne veulent jamais ce qu’ils ne peuvent obtenir. Ils sont à l’aise ; ils sont en sécurité… ; ils ne peuvent s’empêcher de se conduire comme ils le doivent… Et il va de soi que la stabilité, en tant que spectacle, n’arrive pas à la cheville de l’instabilité. Et le fait d’être satisfait n’a rien du charme magique d’une bonne lutte contre le malheur, rien du pittoresque d’un combat contre la tentation, ou d’une défaite fatale sous les coups de la passion ou du doute. Le bonheur n’est jamais grandiose. ». Est-ce à dire pour autant que plus rien n’est révoltant ? Le conformisme est-il si bien installé dans les esprits que tout écart avec la norme s’avère dénué de sens, tout ceci encadré par une société qui fait allègrement la promotion de l’appartenance sociale et la publicité de la réussite personnelle ? La révolte serait-elle alors prise dans un étau entre la fin consommée des idéologies et le culte de la performance individuelle ? Ce qui est observable, c’est que la consommation de masse crée une sorte d’inconscience collective. La logique du prix balaie aisément des esprits toute remise en cause des standards. Et pourtant, une société qui fonde le bien-être sur la possession croissante de biens sans pour autant assurer à chacun les moyens d’y parvenir, cette société donc génère de la frustration et crée les conditions d’une inégalité entre les personnes. Cependant, la stabilité que recommande l’économie car elle lui est directement profitable, n’est peut-être que toute relative. En effet, le sentiment général actuel n’est pas à l’optimisme, ce qui démontre bien que le meilleur des mondes où le bonheur serait une perspective pour tous n’est pas encore né. Des tensions existent toujours à ce jour mais contrairement aux temps précédents, elles ne sont plus concentrées sur une catégorie sociale donnée, ou exprimée dans un projet collectif visant un idéal. La frustration n’est plus un sentiment partagé même si elle est vécue par beaucoup. Elle ne se montre d’ailleurs plus si ouvertement que par le passé car dans une société où l’efficacité est le critère premier de valeur, elle est perçue avant tout comme une inclinaison honteuse. Ainsi, même s’il existe toujours des circonstances révoltantes, celles-ci ne sont plus suffisantes pour déclencher une expression commune de révolte. Ne doit-on pas néanmoins s’en satisfaire ? Les bouillonnements sociaux ont amené certes des avancées considérables en matière de condition de vie. Mais la révolution n’est pas toujours salutaire. Elle sait être particulièrement criminelle, et ce parfois pour des millions d’individus. Aujourd’hui, alors que l’égalité et la liberté sont reconnues en droit à chaque homme, peut-on encore imaginer une révolte violente destinée à instaurer de nouveaux droits fondamentaux pour tout individu ? La révolte d’ailleurs, si elle est nécessaire, peut-elle s’abstenir d’être violente ? Ne peut-elle pas produire des effets différents que ceux consistant à brûler le passé ? Cette autre révolution, si elle est possible, serait-elle si éloignée de la sagesse comme l’est la rébellion au service d’une classe, ou d’un parti ?


Une autre révolte, celle de l’intelligence


La définition du concept de révolte de l’intelligence est envisageable par différenciation entre le révolutionnaire et le révolté. Même si tous deux au départ sont animés par le refus de ce qui est établi, leur chemin pourtant se sépare dès cette prise de conscience. Le révolté sait ce qu’il ne veut pas, soit ce qui pour lui est injuste et immoral. Par contre, il n’est porteur d’aucun programme destiné à transformer le réel selon une doctrine précise. Il ne fait donc pas usage de violence car il n’impose rien. A contrario, le révolutionnaire agit avec l’intention de renverser la société pour instaurer un nouveau modèle en ligne avec l’idéologie dont il se fait l’apôtre. Il lui faut donc briser l’existant car la révolution veut influer sur le cours de l’histoire, comme l’écrivit Camus dans L’homme révolté : « La révolution commence au contraire à partir de l’idée. Précisément elle est l’inversion de l’idée dans l’expérience historique quand la révolte est seulement le mouvement qui mène de l’expérience individuelle à l’idée. Alors que toute l’histoire, même collective, d’un mouvement de révolte est toujours celle d’un engagement sans issue dans les faits, d’une protestation obscure qui n’engage ni système ni raison, une révolution est une tentative pour modeler l’acte sur une idée, pour façonner le monde dans un cadre théorique. C’est pourquoi la révolte tue des hommes alors que la révolution détruit à la fois des hommes et des principes… ». La révolution idéologique se présente en quelque sorte comme une révolte trompée. Le révolté, par son rejet, veut montrer aux autres ce qui n’est pas à faire. Il ne va pas plus loin, car après l’avertissement vient la contrainte, laquelle repose sur une tension dirigée contre l’autre qui est aussi un acte constitutif de la violence.

La révolution peut aussi se retourner contre ceux qui ont porté en eux les germes de la révolte. L’histoire du XXème siècle démontre qu’une entreprise révolutionnaire peut broyer des millions d’individus alors qu’elle se présentait initialement comme un changement progressiste pour l’humanité. Le révolutionnaire peut ainsi se transformer en tortionnaire, en créant de nouvelles formes d’injustice, en bannissant toute critique à l’intérieur d’un état devenu policier. Le révolutionnaire oublie qu’il fût avant tout un révolté, cette amnésie étant décrite pas Camus : « Le révolutionnaire est en même temps un révolté ou alors il n’est plus révolutionnaire, mais policier et fonctionnaire qui se tourne contre la révolution. Si bien qu’il n’y pas de progrès d’une attitude à l’autre mais simultanéité et contradiction sans cesse croissante. Tout révolutionnaire finit en oppresseur ou en hérétique. Dans l’univers purement historique qu’elles ont choisi, révolte et révolution débouchent dans le même dilemme : ou la police ou la folie. ».

La révolution de l’intelligence se refuse donc à devenir une révolution idéologique parce que cette dernière n’est pas une voie de progrès mais bien plus le commencement d’un nouvel asservissement, qui est comparable à une corruption de la dialectique du maître et de l’esclave : l’esclave qui fait la révolution devient maître à son tour en asservissant celui qui fût son maître. La révolte de l’intelligence n’exige pas avec la violence une transformation violente du réel. Est-il alors question de maintenir la critique à un stade réformiste, c'est-à-dire d’envisager l’avenir, certes différemment de l’existant mais, comme une modification restant cantonnée dans les limites du conformisme ? Si oui, alors est-il possible de concilier l’esprit de révolte avec une majorité dont les règles sont immorales ? Ne faut-il pas plutôt que la révolte, tout en conservant un caractère de non-violence, sort du schéma de pensée classique pour proposer un horizon nouveau ? Krishnamurti, penseur indien du XXème siècle, critique dans son ouvrage Le sens du bonheur  la révolution qui ne renverse rien  : « Ainsi, votre révolte, comme la prétendue révolution suscitée par des gens ambitieux ou très habiles, reste toujours limitée par le passé. Ce n’est pas cela, la révolte ; ce n’est pas cela la révolution : il s’agit là simplement d’une forme exacerbée d’action, d’un combat plus courageux que d’ordinaire, mais toujours dans le cadre des schémas établis. ». Krishnamurti avertit cependant que sortir du cadre de pensée courant n’est pas chose facile car le conditionnement social pèse lourdement sur les esprits : « La société nous influence tous, elle façonne notre pensée, et cette pression extérieure de la société se traduit peu à peu sur le plan intérieur ; mais aussi profond qu’elle pénètre, elle agit toujours de l’extérieur, et l’intérieur n’existe pas pour vous tant que vous n’avez pas brisé l’emprise de ce conditionnement. ». Même si la tâche n’est pas aisée, l’auteur indien ne s’y trompe pas. La révolte de l’intelligence est avant tout intérieure et elle consiste à rompre avec les standards de pensée pour « explorer en dehors d’eux ». Selon lui, la société étant faite par les individus et leurs actions réciproques, sa transformation ne peut avoir lieu qu’à la condition que chacun intérieurement brisent les chaînes le maintenant prisonnier, comme les croyances religieuses ou encore l’emprise éducative. La liberté se gagne d’abord dans les têtes avant que d’être un projet collectif. A défaut, le risque est grand que la révolution soit détournée au profit de certains et donc ne pas être l’expression d’une aspiration générale. La révolte de l’intelligence se présente ainsi comme une volonté libératrice animant la personne au plus profond de son être. Reste maintenant à distinguer ce qui permet d’engager cette démarche personnelle. La sagesse peut-être ?

 

La sagesse libère parce qu’elle est révolutionnaire


Rappelons tout d’abord un premier point : la sagesse ne signifie pas se couper du monde. La sagesse au contraire embrasse la vie et elle s’exprime dans la relation avec autrui. Le sage n’est donc pas un homme qui s’isole, même s’il lui revient parfois de se mettre quelque peu en retrait, mais cela pour un temps donné, de façon à poursuivre sa réflexion. Cet écart ne doit pas devenir un état permanent. Souvenons-nous également que la sagesse s’inscrit dans une démarche introspective, consistant en une observation de la conscience par elle-même et cela dans le but de se connaître soi et de se définir par rapport au monde. La sagesse permet ainsi de se faire une idée de ce qui est faux, et ainsi de ce que l’on ne souhaite pas. Tel est son programme. Elle procède d’une négation du faux, mais cette négation n’a pas de correspondance avec le nihilisme. Le sage espère un monde meilleur, il est dans le mouvement, dans la vie, alors que le nihiliste s’est arrêté en ne croyant plus à rien. Le sage revendique le champ des possibles sans pour autant bâtir une doctrine. Il est en route. Le nihiliste par contre est arrivé au bout de son chemin. La sagesse donc dit non, mais elle ne s’enferme pas dans la négation. Elle ne se résigne pas, mais envisage le réel sous un angle nouveau. Elle ne renonce pas face à ce qu’elle considère comme inacceptable. La sagesse est un éveil continu en se refusant à se laisser gagner, ou bercer, par une sorte d’inconscience ordinaire. La sagesse et la révolte de l’intelligence ne sont donc pas opposables, ni même séparables. Etre sage, c’est se révolter contre une évolution entretenant l’inertie générale qui profite à la bêtise, à la vulgarité, à l’injustice. Cette inertie d’ailleurs a pour elle un allié de taille, le temps. Les choses évoluent certes de jour en jour mais rien ne dit que cette évolution se fera dans le sens d’une amélioration de l’existant. Et puis, reporter à demain ce qui peut être fait dès maintenant est symptomatique d’une fuite. On ne peut pas prédire l’avenir et celui-ci ne nous promet rien. La seule certitude, c’est que le temps passe sans rien nous donner en échange. Comme l’énonçait Simone Weil : « L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui, pour le construire, devons tout lui donner, lui donner notre vie, elle-même. » L’avenir est un néant qui n’existe pas au présent. Il est une construction de l’esprit, un cap réfléchi parce que la sagesse s’en saisit dans l’immédiat, notamment grâce à la révolte de l’intelligence. Ainsi, on ne devient pas sage, on l’est. Tout comme la révolte de l’intelligence n’est pas un soubresaut historique, mais une façon d’être permanente.

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